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Rachel Bédard, éditrice féministe

PARCOURS MILITANT - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 31 - Hiver 2024

À quelques minutes de marche de la station de métro Parc à Montréal se trouve la Maison Parent-Roback. Nommée en l’honneur de deux grandes militantes féministes, cette maison rassemble sous un même toit des organismes sans but lucratif voués à la cause des femmes. Par une froide soirée de novembre, je m’y suis rendu pour rencontrer Rachel Bédard aux éditions du Remue-ménage. Pendant plus de 40 ans, Rachel s’est consacrée à l’édition féministe. En compagnie de Valérie Lefebvre-Faucher, qui a été sa collègue à Remue-ménage pendant plusieurs années et qui est maintenant codirectrice de la revue Liberté, on discute des choix éditoriaux de la maison d’édition, de l’évolution du mouvement des femmes et de la fondation de la Maison Parent-Roback.

Guillaume Tremblay-Boily Est-ce que tu peux me dire de quel milieu social tu viens, dans quel contexte tu as grandi ?

Rachel Bédard – Je viens de la classe moyenne. Mes parents étaient engagés dans les associations parents-maitres. Ils étaient passionnés des questions d’éducation. Dans les années 1960, à Beloeil où on habitait, ils avaient décidé de s’impliquer dans le Nouveau Parti démocratique (NPD), dans un comté où il y avait vraiment du patronage et des libéraux bien établis qui dirigeaient tout. Ils se sont dit : « On va leur chauffer les fesses un peu ». Thérèse Casgrain et Michel Chartrand étaient venus faire des discours. Le NPD est arrivé deuxième. Mes parents ne s’étaient pas présentés eux-mêmes parce que mon père passait pour une tête brûlée. Ils avaient recruté un digne médecin de Saint-Hyacinthe… Ils ont obtenu un bon résultat, alors que le NPD avait fait patate à l’échelle du Québec. Ils ont bien aimé cet épisode-là. Je peux donc dire que j’ai des parents engagés.

G.T.-B. Donc ça jasait politique chez toi ?

R.B. – Oui, tout à fait. Et l’esprit critique était encouragé. Ma mère s’occupait d’une famille de sept enfants et mon père était réalisateur à Radio-Canada. Son école de militantisme avait été la grève des réalisateurs en 1959. Il y a des familles où l’on se raconte des souvenirs de guerre. Mon père, lui, parlait de la grève et des personnes qu’il avait admirées comme René Lévesque ou Jean Duceppe. La grève a été un moment charnière pour lui. J’avais six ans, mais souvent j’ai questionné mes parents sur ce qui s’était passé à l’époque. Je regrette de ne pas l’avoir fait davantage.

Valérie Lefebvre-Faucher Je ne savais pas que ton père était réalisateur.

R.B. – Oui, il faisait de la fiction. Cela m’a aidée dans mon travail d’éditrice parce qu’il retravaillait les textes, il collaborait avec les scénaristes.

G.T.-B. – Tu as étudié dans quel domaine ?

R.B. – Au cégep, j’ai commencé en lettres mais j’ai terminé en sciences humaines. Cela a été des années très formatrices. J’ai essayé un peu de tout. Ensuite, je me suis inscrite en linguistique à l’UQAM. J’aimais les mots et leur dimension sociale. Je me suis spécialisée en sociolinguistique durant une maitrise que je n’ai pas terminée. Pendant que j’étais en rédaction de mémoire, j’enseignais le français langue seconde et je travaillais chez Remue-ménage. Puis, je me suis dit que comme je ne voulais pas travailler à l’université, ce n’était pas essentiel de finir mon mémoire. C’est comme ça que j’ai laissé tomber, ce qui était idiot. Depuis ce temps, à toutes celles qui menacent d’abandonner la rédaction de leur mémoire alors qu’il ne leur reste que des corrections à faire, je dis: « Eh! finis donc ».

V. L.-F. Ça t’est resté, la frustration de ne pas avoir eu ton diplôme de maitrise ?

R.B. – Pas le diplôme, mais le sentiment de ne pas avoir fini quelque chose que j’avais commencé. C’est juste ça. Parce que non, je n’aurais pas fait carrière à l’université ni en recherche linguistique. J’aimais mieux enseigner et travailler à Remue-ménage.

G.T.-B. Tu travaillais déjà chez Remue-ménage à ce moment-là ?

R.B. – Oui. En 1980, je faisais mon terrain de maitrise en même temps qu’on s’apprêtait à publier le premier tome de l’autobiographie de Simonne Monet-Chartrand. C’était assez prenant.

G.T.-B. À ce moment-là, avais-tu des implications militantes ?

R.B. – J’étais proche de personnes qui militaient dans le Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit. Mais ma principale implication était à Remue-ménage.

G.T.-B. Comment as-tu été en contact avec l’équipe de Remue-ménage ?

R.B. – Par amitié. Il s’est trouvé que ma coloc, Suzanne Girouard, était proche de Remue-ménage. Elle a été la première employée des éditions. Forcément, j’en entendais parler !

V. L.-F. Ça se passait chez vous !

R.B. – Oui, il y avait beaucoup d’affaires qui rebondissaient chez nous ! Même avant que Suzanne soit employée, sa sœur Lisette avait traduit le livre d’Adrienne Rich[1] et elle faisait partie du collectif. Il y a eu un malentendu parce que la gang de Remue-ménage s’est dit qu’on devait être bonnes en français puisqu’on étudiait en linguistique, alors qu’on étudiait la linguistique générative et tout ça. C’est Nicole Lacelle qui est venue nous voir pour nous demander de faire de la révision de textes. Bien sûr que ça nous intéressait ! On a dû dissiper le malentendu en disant que ce n’était pas parce qu’on était en linguistique qu’on était bonnes en révision, mais qu’on allait faire notre possible [Rires]. J’ai donc fait des révisions bénévoles, comme ça. Le travail à Remue-ménage a été bénévole pendant longtemps. À certaines périodes, on a eu des subventions et on en a profité, mais c’était surtout un travail bénévole.

G.T.-B. Donc tu travaillais ailleurs en même temps ?

R.B. – Oui, je n’étais pas à temps plein comme enseignante, je donnais des cours du soir. Cela permettait donc de faire en même temps de la révision bénévole. Quand on m’a offert de travailler à temps plein pour Remue-ménage, j’ai bien sûr accepté, mais je voulais continuer à enseigner. J’ai essayé pendant quelques années de combiner les deux, mais ça devenait fatigant.

G.T.-B. Qu’est-ce qui t’interpellait au départ chez Remue-ménage ?

R.B. – Plein d’intérêts conjugués. C’était à la fois les livres et le féminisme. Parce que j’étais dans la vingtaine. Et puis j’aimais aussi les femmes qui étaient là. C’était par amitié. Il y avait ma coloc, sa sœur, et puis Nicole Lacelle qui était venue nous rejoindre. Participer à des réunions chez Remue-ménage, ce n’était pas ennuyant ! Je me portais aussi volontaire pour toutes sortes de tâches. Il y avait beaucoup de travail de bras à faire, comme distribuer les livres, envoyer les communiqués. Aujourd’hui, ça se fait par infolettre, mais dans les débuts, on le faisait en collant des timbres. J’étais une petite rapide pour faire l’adressage et tout !

G.T.-B. Ta conscience féministe venait d’où ? Qu’est-ce qui t’avait amenée à développer une sensibilité féministe ?

R.B. – Il y a l’histoire familiale. Je suis l’ainée d’une famille de sept enfants, et la seule fille. J’ai été élevée dans un milieu où ce n’était pas parce que j’étais une fille que j’allais être la servante de mes frères. J’ai donc été très encouragée à m’affirmer. Mais la conscience féministe est arrivée assez tardivement, dans la vingtaine. Je me suis tout à coup décidée à lire des livres de femmes. Ça pouvait être Simone de Beauvoir, Margaret Atwood… Ça n’a pas vraiment été une décision consciente. Mes intérêts me portaient vers ça. Et, coudonc, je suis devenue féministe.

V. L.-F. Avais-tu l’impression d’être marginale ?

R.B. – Autour de moi, non. À vrai dire, je ne me suis même pas vraiment posé la question. Et comment dire… On choisit aussi nos amitiés. On voit les affinités qu’on a avec les personnes. L’engagement féministe ne posait pas problème autour de moi ni l’intérêt pour les livres écrits par des femmes : on lisait toutes Benoîte Groult.

V. L.-F. Mais vous lisiez toutes ça dans un groupe qui était marginal ?

R.B. – Oui, je suis à l’aise dans les ghettos ! [Rires] On a une vie à vivre. Je me suis dit : « Pourquoi pas dans un ghetto féministe ? ».

V. L.-F. Parce qu’honnêtement, je ne sais pas comment c’est d’arriver à Remue-ménage aujourd’hui, mais à différentes époques, en arrivant à Remue-ménage, tout le monde a cette impression qu’on respire, qu’on est dans un univers où on peut parler de ce qu’on aime pour vrai. On est dans un univers exceptionnel.

R.B. – J’étais déjà dans ce genre d’univers quand on m’a recrutée pour Remue-ménage. À l’université, en linguistique, on était beaucoup de femmes, et je ne me souviens pas d’adversité. Je n’étais pas en littérature… ou dans des domaines où il y a plus d’adversité, de l’hostilité même.

V. L.-F. La solidarité était donc plus forte ? La complicité dans le groupe effaçait le reste, l’hostilité de l’extérieur ?

R.B. – Oui. Tu sais, les combats pour le droit à l’avortement, en linguistique, je pense que personne n’était contre.

V. L.-F. Mais il y avait quand même les flics qui débarquaient au bureau !

G.T.-B. Aux bureaux de Remue-ménage ?

R.B. – Oui ! C’est parce qu’il y avait des militantes du Comité de lutte pour l’avortement libre et gratuit, on partageait des locaux avec elles. Je dis « on », mais je n’y étais pas, je n’ai donc pas vécu ces évènements-là.

V. L.-F. Mais la légalisation de l’avortement, c’est en 1989. Tu as donc édité des livres qui étaient quand même dangereux…

R.B. – Oui, oui. J’ai travaillé avec Lise Moisan sur La résistance tranquille[2].

G.T.-B. As-tu l’impression que vous étiez à contre-courant de la société dans votre travail ?

R.B. – Il y a eu plusieurs phases. Je dirais que l’accueil était assez bienveillant. Je pense à la collection théâtre, par exemple. C’est plus à la fin des années 1980, juste après la tuerie de Polytechnique, que j’ai vu que le féminisme avait mauvaise presse, on était perçues comme ringardes. C’est vraiment là que j’ai senti le backlash.

V. L.-F. – Ça s’exprimait comment ?

R.B. – En même temps qu’il y avait un bon réseau de groupes de femmes et d’organisations féministes, il y avait une espèce de repli dans les médias, mais aussi dans les projets d’écriture qu’on nous proposait. Dieu merci, il y a eu l’essor des études féministes dans les universités. C’est vraiment dans ces années-là que ça a émergé. Des contacts se sont créés entre Remue-ménage et les études féministes et ce dynamisme s’est reflété dans nos publications. Mais c’était dans un climat d’adversité.

V. L.-F. Les groupes militants se taisaient à cette époque-là ?

R.B. – Ils ne se taisaient pas, mais on recevait moins de propositions de leur part. On en recevait plus des études féministes.

G.T.-B. – Vous avez donc pris un virage un peu plus universitaire ?

R.B. – À ce moment-là, oui. Dans les médias, c’était vraiment plus difficile de faire passer nos messages. C’était avant le tournant plus militant pris par la Fédération des femmes du Québec (FFQ) à partir du milieu des années 1990 avec la marche Du pain et des roses, puis la Marche mondiale des femmes en 2000. C’était aussi avant le mouvement altermondialiste, Occupy, etc. Ces mouvements ont ramené les gens dans la rue pour manifester. Mais la première moitié des années 1990 a été une période vraiment dure.

V. L.-F. Est-ce que tu as l’impression qu’on s’en va vers une période difficile ?

R.B. – Sais-tu, je me pose la question. Comment cela se fait-il qu’on ne soit pas plus dans la rue maintenant ?

V. L.-F. Comment sort-on d’un backlash ? Qu’est-ce qui est arrivé pour que la mobilisation revienne ?

R.B. – Eh ! Ne me demande pas d’expliquer l’altermondialisme, Occupy et tout ça !

G.T.-B. Mais prenons la marche Du pain et des roses, qu’est-ce qui a donné l’énergie et l’élan pour que ça se fasse ?

R.B. – Pour ça, je voudrais rendre crédit à la Fédération des femmes du Québec et au tournant pris par le réseau de l’R des centres de femmes. Elles se sont dit qu’il fallait mobiliser le monde ! Il ne faut pas sous-estimer l’impact de Polytechnique… Après cette tuerie, un essai masculiniste, le Manifeste d’un salaud[3] avait reçu une bonne publicité dans les médias. Dans l’espace public, on entendait : « Le féminisme est allé trop loin. Taisez-vous ! ».

G.T.-B. Dans les années 1980, tu avais l’impression qu’il y avait encore un élan favorable au féminisme ?

R.B. – Oui, mais ça s’est durci à la fin des années 1980.

G.T.-B. Une chose m’intéresse à la suite de ma thèse en sociologie des mouvements sociaux et en histoire, c’est de réviser un peu les lieux communs sur les vagues militantes. On entend souvent que les années 1960, c’était donc militant, c’était merveilleux. Les années 1970 aussi, dans une certaine mesure. Après, à partir des années 1980, c’est le virage néolibéral et l’effondrement des groupes militants. Mais dans les faits, il y a des auteurs et des autrices qui ont montré que c’est aussi le moment où le mouvement féministe se renforce et crée des organisations. Il a émergé en grande partie dans les années 1970, mais il se consolide dans les années 1980.

R.B. – Oui, puis il y a aussi les comités de condition féminine dans les syndicats. Il y a eu vraiment une consolidation. Il y a eu de beaux « 8 mars » !

V. L.-F. C’était comment, les 8 mars ?

R.B. – C’était très festif. J’ai aussi le point de vue d’une personne qui participait aux salons du livre. On rencontrait notre public dans ces évènements-là. On voyait vraiment l’enracinement des groupes en Outaouais, à Québec et ailleurs dans les régions, pas juste à Montréal. C’était très fort au Salon du livre de Gatineau, on sentait un intérêt. On était bien reçues par les féministes sur place. Il y avait manifestement des femmes dans l’organisation du salon qui se disaient: « Faut que Remue-ménage y soit », et elles étaient contentes de nous y voir. Il faut dire qu’on allait là avec Simonne Monet-Chartrand qui a publié les quatre tomes de son autobiographie pendant les années 1980. Le premier est paru en 1981, le dernier en 1992 avant sa mort. C’était une belle période. Elle voulait aller dans tous les salons du livre et elle connaissait tout le monde! Les personnes qui venaient la rencontrer avaient milité avec elle dans toutes sortes d’organismes à travers le Québec. C’est sûr qu’il se passait quelque chose là !

On a sollicité Simonne Monet-Chartrand parce qu’on savait qu’elle écrivait sa biographie et on voulait qu’elle la publie chez nous. D’autres maisons d’édition la désiraient tout autant puisqu’elle était très populaire. Quand elle nous a annoncé qu’elle voulait publier avec Remue-ménage, pour nous, ça témoignait de son engagement envers le mouvement féministe. On la voulait également parce qu’on se disait qu’on aurait un best-seller. Et ce fut le cas. Pour qu’une maison d’édition vive, il faut un peu de tout, il faut aussi des livres qui rejoignent un large public. Santé, Simonne !

G.T.-B. Dans les années 1980, quels projets vous animaient ? Quels thèmes vouliez-vous mettre de l’avant ?

R.B. – À sa fondation en 1976, Remue-ménage se voyait vraiment comme une maison d’édition qui allait rendre disponibles des textes pour le mouvement des femmes, mais il y avait aussi un souci d’éducation populaire. Et l’objectif de faire des textes accessibles pour monsieur et madame Tout-le-Monde. Finalement, un peu plus tard, on s’est dit qu’il y avait des textes plus « nichés » qui feraient aussi avancer le mouvement des femmes. On a voulu refléter cela, d’où l’ouverture à des textes d’écrivaines ou d’universitaires qui étaient plus compliqués que Môman a travaille pas, a trop d’ouvrage, le premier livre publié par Remue-ménage. Cet élargissement s’est fait au début des années 1980. On voulait continuer à faire de l’éducation populaire, mais on voulait aussi publier de la poésie, publier des écrivaines qui retravaillaient la langue. Des Louky Bersianik, des Nicole Brossard. Ce n’est pas de la littérature populaire, mais c’est un travail de remise en question de la langue. On a pris ce virage en même temps que la publication de textes comme Fragments et collages de Diane Lamoureux[4], une étude du mouvement des femmes. Il y avait déjà à ce moment-là un souci de documenter le mouvement et de préserver sa mémoire. L’anthologie de Têtes de pioche[5], le recueil de Québécoises deboutte[6], c’était aussi dans ces années-là. Des revues avaient cessé de publier. On a voulu les reprendre pour en faire une anthologie. C’était donc très varié. Les écrits restent, une maison d’édition, après tout, ça sert à ça. J’ai du mal à dire qu’il y avait une seule direction, une préoccupation centrale.

G.T.-B. Aviez-vous une vision particulière de ce que devait être le féminisme ? Qu’est-ce qui guidait vos choix ?

R.B. – On a toujours été très œcuméniques, si l’on peut dire. On s’est donné un mandat très large d’alimenter et de nourrir le mouvement des femmes. On voulait accueillir le plus largement possible ce qui fait le mouvement féministe. Il n’y a pas de limites à ce qu’on peut aborder. J’aime bien répéter ce que dit Francine Descarries : s’il y a un livre sur les bûcherons avec une perspective féministe, on va le faire. On vient de faire un livre sur les femmes et le sport. En termes de thématiques, ça peut aller dans tous les sens et c’est tant mieux.

V. L.-F. Mais il y a quand même des tendances théoriques qui peuvent s’opposer. Y a-t-il des moments où Remue-ménage a choisi d’accueillir des tendances opposées ?

R.B. – Oui, en sachant que ça allait déplaire. Si on parle de travail du sexe, par exemple, c’est un enjeu qui divise le mouvement. On a donc publié Andrea Dworkin, très critique du travail du sexe, et on a publié Luttes XXX[7], qui est protravail du sexe. Voilà où on en est. Il n’a jamais été question pour nous de refuser une perspective parce qu’on avait déjà publié un livre de la perspective opposée.

G.T.-B. Et comment te positionnais-tu dans ces débats-là ? Quand il y avait des tensions comme ça, où est-ce que tu te situais ?

R.B. – Personnellement, plutôt pour la défense des travailleuses du sexe. Mais dans le livre d’Andrea Dworkin qu’on a publié, il y avait aussi des choses intéressantes. De plus, c’est tellement une penseuse importante, on ne l’a donc pas écartée.

V. L.-F. – Est-ce que ça vient d’un souci de montrer le mouvement féministe dans toute sa pluralité ?

R.B. – Oui, c’était aussi ça. En tous cas, c’est comme ça qu’on l’a défendu. On fait des choix éditoriaux.

G.T.-B. Comment ont évolué vos liens avec le mouvement des femmes au fil du temps ?

R.B. – Je dirais d’abord que notre déménagement dans la Maison Parent-Roback a resserré les liens, ne serait-ce qu’à cause de la proximité avec les autres groupes. On est voisines, les gens pensent plus à nous. Quand la question de l’avortement a commencé à barder, par exemple, on a pu descendre d’un étage pour aller voir les femmes de la Fédération du Québec pour le planning des naissances et leur dire qu’on aimerait qu’elles écrivent là-dessus.

La Maison Parent-Roback, c’est le projet de deux groupes, Le Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féministe (CDÉACF) et Relais-Femmes, mais Remue-ménage a été un des premiers groupes contactés. On a sauté là-dedans à pieds joints. C’était en 1995-1996, une période où on essayait de resserrer nos liens avec le mouvement communautaire, qu’on sentait se ranimer autour de la Fédération des femmes du Québec qui organisait la marche Du pain et des roses. À la fondation de la Maison Parent-Roback, on voulait renouer avec la vocation initiale de Remue-ménage fondé en 1976, en pleine effervescence du mouvement des femmes. Et par des femmes qui étaient vraiment en phase avec tout ce qui se passait. Je te parle d’une histoire à laquelle je n’ai pas participé parce que je suis arrivée à Remue-ménage cinq ans plus tard. Mais j’étais déjà dans les parages. Donc pour nous, en 1995, la Maison Parent-Roback, c’était une belle occasion de renouer avec les groupes de femmes.

V. L.-F. Est-ce qu’il y a eu des publications autour de la Maison Parent-Roback ?

R.B. – Il n’y a pas eu de publications comme telles, mais on avait travaillé avec Nicole Lacelle qui avait fait des entretiens avec Madeleine Parent et Léa Roback. Le fait que la Maison porte le nom de ces deux femmes-là – je ne sais qui a eu cette idée brillante –, ça donne d’emblée l’image de solidarité qu’on voulait projeter.

G.T.-B. Et avant la Maison Parent-Roback, vous étiez où ?

R.B. – On a été locataires de plusieurs bureaux. Au moment de la fondation de Remue-ménage, on partageait des locaux, au coin des rues Henri-Julien et Villeneuve, avec un centre de documentation féministe qui n’existe plus. On a hérité de beaucoup de ses affaires. On a aussi partagé des locaux avec la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit. On a déménagé plusieurs fois. Juste avant la Maison Parent-Roback, on était dans un local au coin du boulevard Saint-Laurent et de l’avenue Mont-Royal, et nos voisines étaient la Fédération du Québec pour le planning des naissances.

G.T.-B. Vous avez toujours été dans une bâtisse avec d’autres groupes féministes ?

R.B. – Non, mais on s’est ennuyées quand on ne l’a pas été ! Donc oui, on a avantage à avoir un environnement qui nous ressemble.

V. L.-F. – Il y a des gens qui considèrent que l’édition, ce n’est pas de l’engagement. Ça m’énerve ! Tu as passé 43 ans à faire de l’édition féministe. C’est du militantisme, non ?

R.B. – Bien oui ! Ne serait-ce que parce qu’on accepte nos conditions de travail. On est souvent moins bien payées que dans des groupes comme les syndicats. Le milieu culturel, c’est un engagement ! On y met du nôtre.

G.T.-B. Qu’est-ce qui fait qu’on garde la flamme ?

R.B. – Il y a tellement de gratifications qui viennent avec le métier ! Premièrement, on a des résultats, les livres. Et même si on fait abstraction de la réception dans les médias, je pense que la relation qu’on établit avec les personnes qui écrivent, c’est gratifiant. De voir aboutir quelque chose. Tu as le livre dans les mains. C’est excitant ! Aujourd’hui, on vient d’en recevoir un et on sait que les autrices vont être absolument excitées. C’est un plaisir renouvelé à chaque livre. On n’est pas blasées quand on ouvre la boite d’une nouvelle parution avec l’exacto !

V. L.-F. Est-ce que tu le vois aussi pour les idées ? Est-ce que tu considères que Remue-ménage a contribué à mettre de l’avant certaines idées ?

R.B. – Pour ça, je serais plus humble. Je pense que Remue-ménage a fait sa place, a aidé à soutenir des voix. On a pérennisé l’histoire du mouvement. Il y a des livres qui ont été marquants. On a documenté la grève des stages, par exemple. C’est un mouvement qui continue. Mais on est plus dans un rôle de soutien que dans un rôle proprement militant.

V. L.-F. Quel est le livre dont tu es la plus fière ?

R.B. – Ah, je n’oserais pas… Peut-être La lettre aérienne de Nicole Brossard[8] parce que cela a cassé mon syndrome de l’imposteur. J’étais une jeune éditrice et Nicole Brossard était un monument. Je prenais des gants blancs pour dire: « Ça a l’air d’une faute » alors que je savais bien que c’était une subversion de la langue. Mais elle m’a dit : « Tu as raison. Il ne faut pas qu’une transgression ait l’air d’une faute ». On a donc arrangé ça. C’était un défi, mais il fallait que je fasse mon travail d’éditrice.

G.T.-B. Est-ce qu’il y a des collaborations avec certaines autrices qui t’ont paru particulièrement fructueuses, qui t’ont marquée ?

R.B. – Je pense beaucoup aux livres plus récents, comme celui de Florence-Agathe Dubé-Moreau[9] sur les femmes et le sport. C’est un engagement féministe qui me touche beaucoup. Elle est dans un milieu où il y a de l’hostilité et elle se dit: « J’y vais ! » J’admire les autrices en général. Je suis déjà nostalgique des rencontres que j’ai faites. Gabrielle Giasson-Dulude, quelle femme lumineuse ! Soleil Launière aussi !

V. L.-F. C’est tellement ton genre de parler de tes rencontres marquantes les plus récentes ! C’est une attitude d’éditrice, je trouve. De toujours penser au prochain livre, d’être constamment à la recherche. Se demander ce qui nous manque, ne pas regarder ce qu’on a déjà fait.

R.B. – Oui. Et se demander c’est quoi le potentiel d’une autrice. Aujourd’hui, on a vraiment des publications diversifiées. Je peux dire que je prends ma retraite en étant confiante pour la suite. Je ne l’aurais pas prise sinon.

G.T.-B. – Qu’est-ce qui te donne confiance ?

R.B. – Les personnes qui sont en place, les projets qui nous sont proposés, l’effervescence du mouvement. Je me dis qu’on n’est pas dans un creux de vague. Même si les temps sont durs, la résistance est là.

G.T.-B. Alors qu’à la fin des années 1980, c’était différent ?

R.B. – On dirait que les femmes avaient moins envie d’écrire et qu’il y avait moins de canaux pour s’exprimer. Les grands médias écoutaient moins les voix féministes.

V. L.-F. Il y a eu des époques vraiment hostiles. J’ai vu des salons du livre où les gens venaient nous insulter. Ils faisaient des détours en nous regardant avec dégoût.

R.B. – On prépare un livre avec la Coalition des familles LGBT. Ils célèbrent un anniversaire et ils ont un projet d’expo photo, mais ils ont aussi fait des entretiens avec des familles. La notion de famille est incarnée dans toutes sortes de configurations. Ce sont des personnes qui se faisaient insulter dans les salons du livre. D’un autre côté, il y avait Léa Roback qui venait nous voir et qui nous disait: « J’aime tellement ce que vous faites ! » Et Madeleine Parent qui assistait à nos lancements.

V. L.-F. Ça, c’est super beau : la continuité des femmes, les militantes, les autrices et les fondatrices qui viennent voir les générations suivantes.

R.B. – Et qui se réjouissent du fait qu’il y a une relève. À un moment donné, notre public vieillissait. Mais il a pris un grand coup de jeunesse dans les dernières années ! Ça m’émeut à chaque salon du livre.

G.T.-B. Ça s’est passé à quel moment ?

R.B. – C’est graduel, mais ça s’est accéléré dans les dernières années. Des filles de 15-16 ans des écoles secondaires viennent squatter notre stand et se plonger dans nos livres. À chaque fois, je n’en reviens pas ! C’est bon signe, des féministes décomplexées comme ça. On pourrait croire à un effet de mode, mais c’est plus que ça. Il y a un mouvement de fond.

 

Par Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS.


  1. Adrienne Rich, Les femmes et le sens de l’honneur, Montréal, Remue-ménage, 1979.
  2. L’avortement : la résistance tranquille du pouvoir hospitalier, une enquête de la Coordination nationale pour l’avortement libre et gratuit, Montréal, Remue-ménage, 1980.
  3. Roch Côté, Manifeste d’un salaud, Québec, éditions du Portique, 1990.
  4. Diane Lamoureux, Fragments et collages. Essai sur le féminisme québécois du début des années  70, Montréal, Remue-ménage, 1986.
  5. Armande Saint-Jean, Les Têtes de pioche. Collection complète des journaux, 1976-1979, Montréal, Remue-ménage, 1980.
  6. Véronique O’Leary et Louise Toupin, Québécoises deboutte ! tome 1. Une anthologie du Front de libération des femmes (1969-1971) et du Centre des femmes (1982-1985), Montréal, Remue-ménage, 1980. Le tome 2, Collection complète des journaux, 1972-1974, a été publié en 1983. Une nouvelle édition des deux tomes a été publiée en 2022.
  7. Maria Nengeh Mensah, Claire Thiboutot et Louise Toupin, Luttes XXX. Inspirations du mouvement des travailleuses du sexe, Montréal, Remue-ménage, 2011.
  8. Nicole Brossard, La lettre aérienne, Montréal, Remue-ménage, 1985. Nouvelle édition en 2022.
  9. Florence-Agathe Dubé-Moreau, Hors jeu. Chronique culturelle et féministe sur l’industrie du sport professionnel, Montréal, Remue-ménage, 2023.

 

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