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Pour résoudre le dilemme de Greta : rompre avec le modèle économique dominant

L’ÉCOSOCIALISME, UNE STRATÉGIE POUR NOTRE TEMPS - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 28 - Automne 2022

Introduction

Le film Don’t look up[1], avec Leonardo Di Caprio dans le rôle principal, présente une parodie de la situation actuelle concernant la crise climatique. Une catastrophe est annoncée par les scientifiques, mais on refuse d’agir. Les médias se préoccupent davantage de divertissement que des avertissements de la communauté scientifique. L’appareil politique corrompu est incapable de répondre à l’urgence : cette comédie noire illustre un peu ce que nous vivons. En effet, selon le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), nous nous dirigeons tout droit vers la catastrophe. Devant cela, la jeune Greta Thunberg refuse de baisser les bras et réclame de véritables actions concrètes. Pourquoi les gens ne coopèrent-ils pas pour faire changer les choses ? Pourquoi ne faisons-nous rien malgré tous ces avertissements ?

C’est ce que Kaushik Basu, ancien économiste en chef à la Banque mondiale, tente d’expliquer par ce qu’il appelle le « dilemme » de Greta. Il s’efforce d’éclairer nos comportements face à la crise à la lumière de théories économiques qui évitent cependant toute rupture avec le modèle économique dominant. Selon Basu, « si nous avons raison de nous inquiéter que les dirigeants n’en fassent pas assez à la COP26, nous devons également être conscients qu’il y a un problème scientifique sur cette question. À propos des changements climatiques et d’autres questions, nous devons comprendre le jeu social et économique que nous jouons, et essayer de modifier ses règles afin que nos intentions morales individuelles soient mieux reflétées dans les résultats collectifs[2] ».

Et si le problème était mal posé ? S’il ne concernait pas nos actions individuelles, mais le système économique dans son ensemble ? Comme l’affirment Legault, Theurillat-Cloutier et Savard dans Pour une écologie du 99 %[3], nous avons de bonnes raisons de croire que le capitalisme est incompatible avec la préservation de la vie humaine sur terre. Il convient d’abord de montrer les limites des solutions qui passent, notamment, par un marché du carbone et insister plutôt sur l’importance d’une véritable démocratisation de l’économie. Pour ce faire, il faudra délaisser la théorie des jeux et les autres théories économiques qui ne remettent pas en cause les fondements de l’ordre destructeur du monde.

Un marché du carbone

Pour faire la transition vers une économie à faible émission de carbone, la COP26 mise sur une mobilisation du capital. En se défendant de faire la promotion du blanchiment d’argent, on croit sincèrement à la possibilité que le capital puisse permettre de faire une véritable transition écologique d’ici 2050. On espère ainsi décarboniser le marché tout en préservant les structures économiques actuelles. C’est ce que l’économiste Marianna Mazzucato, citée par Basu, défend dans ses nouvelles théories économiques. Il s’agit d’encourager certains comportements en utilisant les taxes et les impôts. L’État est vu comme outil servant à façonner le marché : la fiscalité pourrait ainsi servir, selon Mazzucato, de gouvernail pour effectuer la transition souhaitée et s’attaquer à la crise climatique. Pour l’autrice, le socialisme est dépourvu de sens pratique et le capitalisme est là pour de bon. Tout se passe comme si notre système économique ne faisait pas partie du problème, comme s’il suffisait de changer des règles en surface sans changer de modèle économique.

Ces changements de surface n’empêcheront pas les multinationales de s’en tirer à bon compte. Comme le notent Legault, Theurillat-Cloutier et Savard : « Le marché du carbone est non seulement inefficace, mais dangereux. Même s’il réussissait vraiment à réduire significativement les émissions (ce qui n’est pas le cas actuellement), il resterait difficile à comprendre pour le commun des mortels, sujet à la spéculation et à la fraude et, enfin, injuste pour la majorité, en particulier pour les habitants du Sud[4] ».

Le capitalisme, qui ne peut survivre sans exploitation, profit, accumulation et production sans fin, est incompatible avec la production d’énergie renouvelable et la décroissance. « Pour ce qui est des réserves de pétrole qui doivent être laissées sous terre, il faudrait que les multinationales acceptent de rayer près de 27 000 milliards de dollars de leurs actifs, soit près de 10 fois le PIB du Royaume-Uni. Faire cela sans planification de l’économie provoquerait une crise économique et sociale explosive. Cette planification est impossible sans rompre avec la propriété privée de ces infrastructures. Cela signifie s’attaquer à un des piliers du système capitaliste[5]

Il faut donc poser le problème autrement, à l’extérieur du cadre économique actuel, parce que c’est précisément ce cadre qui pose problème. Comme l’a noté Kovel, le capitalisme n’est pas un système rationnel neutre, composé d’acteurs libres de leurs choix. C’est un système de domination qui exploite le travail et qui est incompatible avec la protection de l’environnement[6]. Pour changer notre façon de produire, il faut donc quitter le mode de production actuel. « Cela implique que l’on travaille à constituer un mouvement politique anticapitaliste au sein de coopératives de travail, de syndicats locaux, d’associations étudiantes, de groupes écologistes et communautaires[7]

Sortir du cadre restreint de la théorie des jeux

Une véritable théorie critique doit aussi bien décrire les circonstances et les causes de notre aliénation que d’indiquer les chemins qui libèrent. Or, la plupart des économistes s’inspirant de la théorie des jeux cherchent à donner un verni scientifique, soi-disant neutre, à leur motivation profonde pour justifier le statu quo. L’explication de l’inaction en matière de justice climatique à l’échelle des relations internationales proposée par certains économistes n’échappe pas à cette logique du « après moi le déluge ». Si nous souhaitons aller dans le sens d’une critique émancipatrice, nous ne pouvons plus sérieusement prétendre nous en tenir à des modèles inspirés de la théorie des jeux.

Rappelons que cette théorie, élaborée dans le contexte de la guerre froide, fait la promotion d’une vision solipsiste du social[8]. En effet, la plupart des modèles de jeu utilisés dans diverses expérimentations, réelles ou fictives, réduisent la personne humaine à l’état de monade, calculatrice de ses intérêts, engagée dans une lutte sans merci pour la victoire. Cette vision de la personne humaine a une incidence sur les schémas appliqués aux problèmes de décisions collectives que les économistes comme Basu cherchent à interpréter. Pour formaliser les problèmes de décisions collectives, ils doivent les réduire à des configurations finies et à des causalités proximales. Or, cette double réduction bloque toute possibilité de tenir compte des valeurs, conceptions de la justice concurrentes, normes, idéologies, identités, qui structurent des systèmes de domination et d’exploitation dont la description et la dénonciation ne sont pas modélisables dans un jeu formel. L’horizon spatio-temporel et idéologique déterminant en grande partie le monde vécu par les acteurs du « jeu social » se trouve ainsi dépouillé de tout ce qui compte pour parvenir à s’entendre sur le diagnostic des circonstances qui nous asservissent et les moyens à notre disposition pour nous en libérer.

Prenons l’exemple devenu classique de la « tragédie des communs[9] » pour mieux comprendre l’aporie dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous tentons d’utiliser la théorie des jeux pour expliquer un problème à la fois économique et écologique. Nous devons la version originale de cette expérience de pensée devenue célébrissime au biologiste Garrett Hardin. Depuis plus de 50 ans, l’influence de cette expérience de pensée formulée en 1968 ne faiblit pas. Elle a été utilisée dans l’ensemble des sciences sociales et a donné lieu à plusieurs variantes inspirées de la théorie des jeux[10].

Examinons une variante de cette « tragédie des communs[11] ». Imaginons que nous sommes tous des producteurs laitiers, partageant une parcelle de terrain. Si nous faisons tous paître nos vaches de 9 h à 17 h, cinq jours par semaine, l’herbe aura assez de temps pour récupérer, nos vaches auront assez à manger et nous pourrons continuer à utiliser cette parcelle de terre pour de nombreuses années à venir. Parce que toutes nos vaches arrivent pour manger en même temps et partent en même temps, toutes reçoivent leur juste part. Mais supposons qu’un agriculteur décide de faire paître ses vaches à 8 h plutôt qu’à 9 h. Au moment où le reste d’entre nous aura amené ses vaches au pâturage, ces dernières auront mangé plus d’herbe qu’elles ne le feraient normalement; le reste des vaches ne mangent pas autant. Ainsi, les autres agriculteurs commencent à amener leurs vaches à 8 h, puis à 7 h, puis 6 h, et ainsi de suite. Nous aurons tous des vaches plus grasses et en meilleure santé, mais bientôt, l’herbe n’aura pas le temps de récupérer, et finalement, nous aurons détruit le pâturage commun. Sans herbe, toutes les vaches mourront.

Comme cette expérience de pensée met en relief des enjeux évidents de coordination, de compétition et de coopération dans un contexte où les ressources disponibles sont limitées, il n’est pas si étonnant qu’elle ait été reprise dans une myriade de travaux portant sur les décisions collectives dans le contexte de la crise écologique. Le géographe David Harvey notait déjà il y a une dizaine d’années[12] qu’il ne comptait plus les fois qu’il avait vu l’article de Hardin cité comme un argument irréfutable de la supériorité du libre marché pour une gestion saine des ressources sur la propriété commune. Car c’est bel et bien l’une des interprétations dominantes de la « tragédie des communs » : plusieurs tenants du néolibéralisme se sont saisis de l’expérience de pensée pour illustrer les risques d’une propriété commune des ressources. La solution néolibérale à la « tragédie des communs » : la privatisation de l’herbe ! Les économistes néoclassiques ont ainsi pu formaliser le tout dans un modèle inspiré de la théorie des jeux et le tout devint « scientifique ». Or, comme le souligne à juste titre Harvey, cette façon de poser et d’interpréter le problème occulte complètement l’une des causes évidentes de la tragédie : la propriété privée des vaches.

Par ailleurs, l’utilisation d’une telle expérience de pensée par certains économistes pour expliquer l’impasse de la crise climatique vise trop souvent à déplorer les intérêts égoïstes des individus cupides ou à envisager des réformes pour verdir le capitalisme. Il s’agit bien évidemment d’un faux dilemme. Le cadre limité de la « tragédie des communs » dans le temps et dans l’espace nous empêche de voir qu’à l’échelle du globe et selon une échelle temporelle beaucoup plus étendue, les interactions sociales, politiques, économiques et écologiques ne produisent pas les mêmes effets que dans un « pâturage ». Une telle expérience de pensée a peut-être le mérite d’exhiber certains éléments d’un problème que nous n’aurions pu percevoir autrement, mais elle ne peut se substituer à une véritable mise en récit par les historiens et les sociologues du débat démocratique impliquant des valeurs, identités, normes et idéologies conflictuelles.

Conclusion

Nous ne coopérons pas parce que nous sommes prisonniers d’un ordre économique dont il nous faut impérativement nous libérer. C’est une véritable tâche collective de reconstruction et non celle d’acteurs isolés, prisonniers de leurs contradictions, dirait Marx, qui tentent de ménager la chèvre et le chou dans un jeu absurde. Pour paraphraser, Greta Thunberg : « L’espoir ce n’est pas du bla-bla-bla, l’espoir c’est dire la vérité, c’est agir et ça doit venir du peuple ». Ainsi, les solutions pensées dans le cadre étroit de l’économie néolibérale ne nous seront d’aucun secours pour faire face ensemble aux défis de la crise climatique. Il faut repenser le problème plus largement en changeant notre mode de production et l’orientation donnée à nos sociétés. Comme l’ont noté Legault, Theurillat-Cloutier et Savard :

On ne se débarrassera pas de la consommation marchande et de ses conséquences écologiques en posant un jugement de haut sur les achats de nos voisins. On le fera en remettant en question la production dirigée par les capitalistes. On le fera en donnant accès à des moyens d’autosubsistance, en démocratisant l’économie et en cherchant à nous défaire de la nécessité du travail salarié[13].

Louis Desmeules, Jean-Luc Filion, professeurs de philosophie au Cégep de Sherbrooke


  1. Don’t look up, film réalisé par Adam McKay, 138 min., 2021.
  2. Kaushik Basu, « Glasgow, Greta et les bonnes intentions », La Presse, 30 octobre 2021.
  3. Frédéric Legault, Arnaud Theurillat-Cloutier et Alain Savard, Pour une écologie du 99 %. 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme, Montréal, Écosociété, 2021.
  4. Legault, Theurillat-Cloutier, Savard, ibid., p. 133.
  5. Ibid., p. 113.
  6. Joel Kovel, The Enemy of Nature. The End of Capitalism or the End of the World ?, Londres/New York, Zed Books, 2007.
  7. Legault, Theurillat-Cloutier, Savard., op. cit., p. 259.
  8. Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la “Tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 60-1, 2013, p. 24.
  9. Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, vol. 162, 13 décembre 1968, p. 1243-1248.
  10. Pour l’histoire détaillée de l’influence de l’article de Hardin, voir Locher, op. cit.
  11. Nous empruntons cette formulation de la « tragédie des communs » à Clancy Martin, Moral Decision Making. How to Approach Everyday Ethics, Chantilly (Virginie), The Great Courses, 2014, p. 41-42.
  12. David Harvey, « The future of the commons », Radical History Review, n° 109, 2011, p. 101.
  13. Legault, Theurillat-Cloutier et Savard, op. cit. p. 39.

 

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