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L’Université ouvrière de Montréal et le féminisme révolutionnaire

CHRONIQUE HISTORIQUE - Nouveaux Cahiers du socialisme - No. 31 - Hiver 2024

L’Université ouvrière (UO) est fondée à Montréal en 1925, sous l’impulsion du militant Albert Saint-Martin (1865-1947)[1]. Prenant ses distances avec la IIIe Internationale communiste, l’Université ouvrière se veut un lieu d’éducation populaire pour la classe ouvrière francophone montréalaise. De 1925 à 1935, son activité « alimente la critique du libéralisme et du capitalisme et participe à la propagation des idéaux anticléricaux, communistes, marxistes et, parfois même, anarchistes[2] ». Ces discours résonnent chez certaines militantes canadiennes-françaises qui, bien que toujours minoritaires au sein de ce milieu, s’y montrent particulièrement dynamiques.

Ainsi, ces femmes reprennent les critiques sociales et les idées proposées par l’Université ouvrière et élaborent leurs propres revendications afin de répondre aux défis spécifiques que leur condition leur impose au cours des années 1930. D’abord, elles participent activement aux conférences et aux activités de l’Université ouvrière. Ensuite, elles développent un discours féministe et révolutionnaire qui s’exprime notamment le 15 mars 1931 à l’occasion de la première conférence donnée à l’Université ouvrière par une militante, Mignonne Ouimet. Enfin, elles s’organisent au sein d’un groupe non mixte, la Ligue de réveil féminin (LRF) afin de faire valoir leurs revendications, qui répondent aux défis auxquels sont confrontées les familles de la classe ouvrière durant la crise économique. Cet article se penche sur ces trois aspects de la mobilisation féminine au sein du réseau de l’Université ouvrière.

L’Université ouvrière : un lieu d’éducation politique au service du peuple

L’activité de l’Université ouvrière se poursuit à Montréal durant une décennie à partir de 1925. Par le biais de conférences, de la distribution de pamphlets et de la mise sur pied d’une bibliothèque, l’UO souhaite éveiller la conscience politique de la classe ouvrière et favoriser le développement de l’esprit critique chez les travailleuses et travailleurs de la métropole.

Le projet est analogue au Montreal Labor College, fondé au printemps 1920 à l’initiative de trois militantes communistes, Annie Buller, Bella Hall Gauld et Becky Buhay[3]. Toutefois, alors que les militantes et militants du Labor College en viennent à s’associer au Parti communiste du Canada (PCC), l’Université ouvrière est plutôt liée à l’Association révolutionnaire Spartakus (ARS), mise sur pied en 1924 par Albert Saint-Martin et ses camarades[4]. Cette organisation adhère aux idéaux révolutionnaires et communistes, mais s’éloigne des conceptions organisationnelles prônées par Lénine et la IIIe Internationale, et tire plutôt son inspiration du spontanéisme de Rosa Luxembourg et des anarchistes français. Son approche préconise le développement de l’autonomie ouvrière à travers des initiatives comme les coopératives, les épiceries Spartakus, les campagnes politiques et l’éducation populaire. De plus, l’Université ouvrière s’adresse spécifiquement aux francophones tandis que les activités du Labor College sont présentées seulement en anglais. D’abord sise au 222, boulevard Saint-Laurent, l’UO prend de l’expansion en 1932 et ouvre un nouveau local au 1408, rue Montcalm qui peut accueillir près de 1 500 personnes. Ce lieu devient en quelques années « le centre à partir duquel le mouvement communiste libertaire rayonne sur les quartiers Sainte-Marie et Saint-Jacques[5] ».

L’Université ouvrière propose, chaque dimanche après-midi, des conférences de trente minutes suivies d’une séance de débat à laquelle la foule est invitée à participer[6]. Ces conférences regroupent souvent de deux à trois cents personnes. Les thèmes abordés vont de l’histoire à la littérature, de la religion aux sciences, sans oublier, bien sûr, la critique du capitalisme, la révolution et le communisme. On trouve aussi dans les locaux de l’UO une bibliothèque qui est le principal lieu de diffusion de brochures communistes, anarchistes et anticléricales en français, pour la plupart importées d’Europe[7]. Au cours de son existence, l’UO devient à la fois un lieu d’éducation politique, un espace de sociabilité où s’organisent des soirées culturelles et musicales et un pôle d’organisation politique[8].

La participation des femmes à l’Université ouvrière

Bien que peu nombreuses, certaines ménagères et ouvrières montréalaises participent activement aux activités de l’Université ouvrière. Elles assistent aux conférences, souvent avec leurs enfants, et participent avec leur conjoint aux assemblées politiques de l’organisation[9]. Les critiques virulentes que l’UO adresse au clergé et à la religion catholique, qui dominent la société canadienne-française dans le domaine de la morale et de l’éducation, suscitent l’intérêt des femmes qui sont particulièrement touchées par ces exigences religieuses[10]. Le milieu communiste autour de l’Université ouvrière fait une place aux femmes qui ont alors l’opportunité de remplir des tâches significatives : elles peuvent présider des assemblées, une fonction particulièrement importante, ou être responsables de divers comités. Elles organisent des manifestations, des activités de financement ou des événements à caractère social et apparaissent dans les rapports de police, certaines d’entre elles ayant été arrêtées dans le cadre de manifestations ou d’actions de désobéissance civile[11]. C’est d’ailleurs une femme, Carmen Gonzales, qui tient la bibliothèque de l’UO, s’occupant aussi de la vente des brochures anticléricales et anarchistes[12]. C’est cette même Carmen Gonzales qui était en charge, au début des années 1920, de la librairie de l’Educational Press Association, adjacente au Montreal Labor College. En s’impliquant au sein du réseau communiste de l’Université ouvrière, ces femmes développent un discours féministe révolutionnaire et élaborent un programme original de revendications.

Mignonne Ouimet : un discours féministe et révolutionnaire

L’élaboration d’un discours féministe au sein de l’Université ouvrière se révèle le 15 mars 1931 lors de la conférence intitulée La femme donnée par la militante Mignonne Ouimet. Âgée d’à peine 16 ans, elle est la première femme à monter sur la tribune de l’UO[13]. Sa conférence se veut une causerie « pour les femmes, et au point de vue des femmes[14] », qui vise à « contrebalancer les efforts des hommes[15] » et démontrer que les militantes aussi ont la capacité de produire des discours politiques et des critiques sociales. Mignonne Ouimet exprime des positions « féministes marxistes[16] » : elle dénonce l’exploitation du travail féminin et l’autorité illégitime exercée dans la sphère privée par le père ou le mari. Elle critique le rôle que jouent le clergé et les institutions politiques dans le maintien des femmes dans un statut inférieur. Dans le contexte social conservateur de l’époque, qui rejette les demandes visant à faire de la femme l’égale de l’homme juridiquement, les militantes de l’Université ouvrière estiment que seules une révolution et l’instauration d’une société communiste permettront aux femmes de vivre librement.

Les militants de l’UO critiquent les fondements du système capitaliste. Influencés par Marx et Proudhon, ils se positionnent contre la propriété privée des moyens de production et dénoncent l’exploitation salariale. Mignonne Ouimet reprend ces idées dans sa conférence lorsqu’elle dénonce l’exploitation du travail féminin. Elle souligne toutefois l’oppression particulière qui touche les femmes. Bien que les hommes subissent une exploitation économique qui les maintient dans la pauvreté, les femmes doivent faire face non seulement à l’exploitation économique, mais elles sont en plus soumises au pouvoir des hommes : « S’il est vrai que certains hommes sont les esclaves d’autres hommes, nous, les femmes, nous sommes les esclaves, même, de ces derniers esclaves. […] Toutes les lois à notre égard sont injustes et les mœurs sont encore pires[17] ». Lorsqu’elles ne sont pas mariées, les filles sont sous la tutelle de leurs parents ; en se mariant, elles tombent sous le joug de leur mari, car elles sont privées de droits civiques : « Ici, la position de la femme est légalement et clairement définie ; de par le code, elle est un meuble, une propriété ou un objet, pour ainsi dire, que l’homme achète ou loue à plus ou moins long terme, et suivant les stipulations d’un contrat notarié, avec approbation du maire ou d’un ministre du culte[18] ».

Si la jeune fille ne souhaite pas se marier, on dit qu’elle peut subvenir à ses propres besoins en travaillant. Pour Ouimet, cette option n’existe pas réellement en raison de la faiblesse du salaire des ouvrières : « Vous savez bien, mes camarades, que notre système économique actuel nous rend ce travail impossible et que cette dernière ressource du travail, pour gagner notre vie, est un bien beau leurre ! En effet, combien gagnent les employées des manufactures de coton, de tabac, d’allumettes, de chaussures ? Combien gagnent les employées chez Eaton, Morgan, Dupuis, etc. ? Une pitance ! » Composant 25,2 % de tous les salariés montréalais en 1931[19], les ouvrières sont cantonnées dans des emplois aux salaires très bas[20]. Ces salaires, de 5 $ à 7 $ par semaine selon Ouimet, sont bien insuffisants pour une jeune célibataire qui souhaite louer une chambre, manger à sa faim et s’habiller convenablement. La militante souligne aussi le harcèlement sexuel que subissent les travailleuses dans leur milieu de travail. Si les femmes ne peuvent subvenir à leurs besoins en raison des bas salaires qui leur sont réservés, raisonne Ouimet, elles n’ont d’autre choix que de se marier : « En un mot, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, la femme est forcément entraînée vers l’une des prostitutions connues. La première, c’est la prostitution générale, mais légale. C’est-à-dire, le mariage ! La deuxième c’est… l’autre.[21] » Le mariage et la prostitution sont vus comme les deux faces d’une même médaille. Privées de droits civiques et sous-payées, les femmes sont forcées de contracter des échanges économico-sexuels pour survivre. Si les femmes doivent se marier pour pouvoir vivre, leur amour n’est donc pas donné librement ; sali par des considérations financières, l’amour devient alors prostitution.

La critique du mariage et de la famille patriarcale est un thème qui est présent dans le discours des militants de l’Université ouvrière et, plus généralement, dans la tradition communiste. Selon cette dernière, loin d’être une institution d’amour, le mariage en régime capitaliste est plutôt un outil servant à assurer la transmission du patrimoine par l’héritage et le maintien de la propriété privée. De plus, le mariage « relègue la femme au rang d’objet en la plaçant sous la tutelle de son mari, lui retirant jusqu’à son propre nom de famille[22] ». Ce sont ces idées, diffusées par le biais de brochures anarchistes et dans la littérature communiste, que reprend Ouimet dans sa conférence[23]. Pour que les femmes puissent se libérer du joug des hommes et du capitalisme, l’oratrice affirme qu’elles doivent participer à la révolution. Il faut que les femmes encouragent les hommes à se révolter contre le système capitaliste qui les maintient dans la misère, car c’est lorsque ceux-ci seront libres que les femmes pourront, elles aussi, conquérir leur liberté :

Il faut leur faire comprendre qu’ils ont tort de tolérer plus longtemps un système économique permettant à quelques-uns d’entre eux de posséder des richesses, pendant que 90 % de la masse individuelle demeure dans le salariat, l’ignorance et la misère. Sachons que notre planète, la Terre, appartient à l’humanité et non à quelques individus et que celui qui se prétend propriétaire d’un pied de terrain est un voleur ! Enseignons à nos frères que toutes les religions prétendues révélées ne sont que des fables inventées par les exploiteurs pour leurrer les imbéciles, diluer, amoindrir le courage des militants et maintenir les privilèges des repus[24].

Mignonne Ouimet appelle les femmes à joindre le mouvement révolutionnaire qui veut abolir la propriété privée et le régime capitaliste en faveur de la propriété collective, donnant à tous la pleine valeur de leur travail. Ce n’est que par une transformation radicale des conditions de vie actuelles que les femmes pourront être libres. Alors seulement :

l’on ne verra plus de jeunes filles accepter de vieux maris, parce que ces derniers ont de la braise… ! […] On n’entendra plus proclamer cette doctrine de la multiplication à outrance ; au lieu de procréer une sale vermine, débile, rachitique, mais nombreuse, les hommes et les femmes chercheront à produire de la qualité plutôt que de la quantité ; et c’est alors seulement que l’on pourra dire vraiment de tous les enfants : ils sont aussi beaux que les fruits de l’amour ! […] Puissent enfin les quelques remarques que je vous ai faites graver dans vos esprits cet axiome : la femme ne sera vraiment femme que lorsqu’elle aura obtenu sa liberté économique. Et les hommes sauront alors et alors seulement, quel trésor d’amour renferme le cœur de la femme[25].

Si ces idées ne sont pas nouvelles au sein du milieu communiste canadien-français, la conférence de Ouimet exprime des considérations particulières liées au statut des femmes ouvrières dans les années 1930. Sa conférence alimente les réflexions au sujet de la condition féminine et s’inscrit dans le développement d’un militantisme révolutionnaire féminin qui prend la pleine mesure de la lutte des classes dans ces années au Québec.

La Ligue du réveil féminin : une organisation d’action

La crise économique et le chômage qu’elle entraine fournissent une nouvelle occasion pour les femmes du réseau de l’Université ouvrière de faire valoir leurs revendications politiques. En 1933, les militants autour de l’Université ouvrière fondent l’Association humanitaire (AH) qui a pour but d’aider et d’organiser les chômeurs. Les femmes y sont particulièrement actives. La même année, sous l’impulsion de la militante Éva Varrieur, elles fondent la Ligue du réveil féminin (LRF), un groupe non mixte. Son objectif est de « soutenir les familles ouvrières aux prises avec le chômage[26] », notamment en faisant pression sur le gouvernement pour qu’il prenne des mesures de soutien aux chômeurs. La Ligue met de l’avant la capacité des femmes à prendre en charge des revendications politiques, comme l’indique son Manifeste publié dans le journal l’Autorité le 14 octobre 1933 :

Dans ce chaos indescriptible, il est malheureux de constater que la femme, mère de l’humanité, a toujours joué un rôle plutôt effacé et reste stationnaire dans l’évolution, imbue de préjugés soigneusement entretenus, pour ne pas dire cultivés. Elle est demeurée un objet de cuisine et de boudoir engoncé dans sa soi-disant dignité féminine. […] C’est pourquoi le Réveil féminin s’impose […] plus de sacrifice, de dévouement pour l’intérêt de quelques femmes, mais le réveil de la femme par l’éducation logique naturelle, basée sur des faits et leurs réalisations, opposée à l’obscurantisme de toujours. Dans un siècle de science et de lumière, faut-il que nous, les femmes, restions aveugles, laissant aux hommes le soin d’essayer d’arranger les choses à leur guise et restions à notre éternel rôle de servante et de poupée ? Le Réveil féminin entreprend de réveiller les intelligences (brillantes souvent), mais somnolentes et faire évoluer la femme vers sa véritable émancipation[27].

En organisant un groupe d’action politique non mixte, la LRF travaille à l’éveil de la conscience des femmes, capables elles aussi de faire advenir le changement social qu’elles désirent sans rester dans l’ombre de leurs camarades masculins. L’émancipation des femmes, pour la Ligue, passe par une éducation scientifique, ainsi que par un rejet de la religion et des exigences que le clergé impose au sexe féminin. Le contexte de la crise économique n’est pas étranger à ce regain d’activité chez les femmes, leur débrouillardise et leur ingéniosité en tant que ménagères et mères de famille étant particulièrement sollicitées dans un contexte de chômage et de pénuries[28].

La Ligue de réveil féminin présente aussi, dans le même journal, le 16 septembre 1933, une liste de revendications. Elle exige des allocations familiales, des pensions mixtes ou individuelles pour les vieillards, ainsi que pour les veuves et les orphelins, l’assurance chômage et enfin les soins médicaux gratuits « pour la famille de l’ouvrier[29] ». Les femmes de la LRF expriment ces revendications dans une société qui est largement dépourvue de filet social[30]. Au début des années 1930, le Québec accuse un retard par rapport à la majorité des provinces canadiennes[31], notamment en ce qui concerne les allocations pour les « mères nécessiteuses », les pensions de vieillesse et les indemnisations pour les travailleurs accidentés[32]. Pour endiguer les effets de la crise, le gouvernement provincial mise sur le « secours direct » et les programmes de travaux publics, des mesures d’urgence qui apaisent la misère sans toutefois s’attaquer aux racines du problème de la pauvreté[33]. Sur le plan de l’urbanisme, la LRF exige de nouvelles constructions pour remplacer les taudis et l’aménagement de parcs dans chaque quartier. Sur le plan économique, elle réclame une distribution équitable des biens, l’égalité des salaires entre les hommes et les femmes, et l’interdiction du travail des enfants. Dans tous les cas, les militantes de la LRF proposent des solutions structurelles aux causes profondes de la misère et rejettent les palliatifs superficiels proposés par les gouvernements.

Au cours de son existence, la LRF organise aussi des conférences dans les locaux de l’Université ouvrière, portant sur des sujets comme l’inexistence de Dieu ou les libertés civiles. L’une de ces conférences, donnée en 1934, attire quelque 200 femmes et leurs enfants[34]. En se dotant d’un groupe d’action non mixte, les militantes de la LRF développent leur autonomie, sans jamais perdre de vue l’idée révolutionnaire. Elles avancent aussi de nouvelles revendications au sein de leur milieu, dont celles portant sur les droits de la jeunesse.

Les préoccupations relatives à la famille, aux enfants et à la régulation des naissances occupent une place importante pour les femmes de l’Université ouvrière et de la Ligue de réveil féminin. Mignonne Ouimet, ainsi que les militantes de la Ligue, critiquent l’idée de la « multiplication à outrance[35] » portée par le clergé catholique, qui interdit aux couples d’utiliser la contraception pour contrôler la taille de leur famille[36]. Elles soulignent l’impossibilité, pour la classe ouvrière montréalaise, d’harmoniser les exigences morales catholiques de reproduction et le maintien de la qualité de vie des enfants. Ceux-ci font les frais de ces exigences, car ils sont mis au monde par des parents qui n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins en raison de leur pauvreté. Pour les militantes qui gravitent autour de l’Université ouvrière, c’est seulement en s’attaquant aux racines de la misère par un changement social radical, en faisant advenir une société basée sur la propriété collective et l’égalité entre les sexes que chaque humain aura la possibilité de s’épanouir à sa pleine capacité.

La fin de l’Université ouvrière

Entre 1933 et 1935, la répression s’intensifie contre l’Université ouvrière et les organisations qui lui sont liées[37]. L’engouement des ouvrières et des ménagères pour les idées anticléricales et communistes, leur engagement au sein des organisations révolutionnaires, inquiètent en particulier le clergé catholique. Les femmes sont, selon le bulletin catholique La Chandelle, « l’élément le plus astucieux et celui qui fera le plus pour l’avancement du mouvement communiste. C’est donc vers les femmes qu’il faudra faire converger nos efforts[38] ». Pour endiguer l’influence de ces initiatives au sein des faubourgs montréalais, le clergé crée trois contre-organisations : l’Université ouvrière catholique, l’Association humanitaire catholique et le Réveil féminin catholique[39]. Enfin, l’Église, l’extrême droite et le gouvernement provincial tentent, par divers moyens, de faire fermer les lieux d’organisation révolutionnaire. À partir de 1934, dans un contexte où le milieu communiste libertaire périclite, les militantes et militants de l’Université ouvrière, de l’Action humanitaire et de la Ligue de réveil féminin se rapprochent du Parti communiste du Canada qui cherche alors à fédérer les forces révolutionnaires canadiennes. L’Université ouvrière est remplacée en 1935 par l’Université du prolétariat, une coopérative d’enseignement mutuel, de cours et de conférences, avant de fermer définitivement ses portes un an plus tard, après avoir été violemment mise à sac par une cohorte de jeunes activistes catholiques[40].

Même si elles étaient minoritaires au sein de leur milieu, les militantes du réseau de l’Université ouvrière ont fait leur marque. Elles se sont réapproprié les idées de l’UO et, plus généralement, des traditions communistes et anarchistes, puis ont élaboré un discours et des pratiques pour répondre aux défis spécifiques auxquels étaient confrontées les ouvrières et les ménagères francophones au début du XXe siècle. Tout en participant aux conférences et en animant des comités, ces femmes ont développé une réflexion révolutionnaire sur l’exploitation du travail féminin, la domination masculine et les institutions sociales – le clergé, le mariage, le Code civil – participant à les maintenir dans un état de dépendance. Enfin, ces militantes ont pris davantage d’autonomie en s’organisant au sein d’une organisation non mixte, la Ligue de réveil féminin. Dans les journaux, dans la rue et par le biais de leurs organisations, elles ont fait valoir leurs revendications politiques. Par leur activité, ces militantes ont contribué à alimenter la réflexion au sujet de la condition féminine au sein du mouvement communiste canadien-français organisé autour de la figure d’Albert Saint-Martin.

Par Mélissa Miller, étudiante à la maîtrise en histoire, Université de Montréal, membre du collectif Archives Révolutionnaires


  1. Au sujet du parcours d’Albert St-Martin, on consultera : Claude Larivière, Albert Saint-Martin, militant d’avant-garde, 1865-1947, Laval, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979.
  2. Alex Cadieux, « Le péril rouge : le cas de l’Université ouvrière de Montréal (1925-1935) », Strata, n° 4, 2018, p. 26.
  3. Louise Watson, She Never Was Afraid. The Biography of Annie Buller, Toronto, Progress Books, 1979, p. 11-14.
  4. Mathieu Houle-Courcelles, « “Ni Rome, ni Moscou” : l’itinéraire des militants communistes libertaires de langue française à Montréal pendant l’entre-deux-guerres », thèse de doctorat, Université Laval, 2020, p. 160.
  5. Ibid., p. 170 et 191.
  6. Marcel Fournier, « Histoire et idéologie du groupe canadien-français du parti communiste (1925-1945) », Socialisme 69, vol. 16, 1969.
  7. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 173.
  8. Claude Larivière, op. cit., p. 138.
  9. Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., p. 182.
  10. Marcel Fournier, op .cit, p. 63-84. L’anticléricalisme est un élément qui distingue l’Université ouvrière des autres organisations socialistes et syndicales comme la One Big Union ou le Parti communiste du Canada, et traduit l’expérience particulière de la société canadienne-française dominée par le clergé. Voir Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 176-177.
  11. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 233.
  12. Marcel Fournier, Communisme et anticommunisme au Québec (1920-1950), Montréal, Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979, p. 20.
  13. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 202. Mignonne Ouimet est la fille de Charles Ouimet, qui quittera le réseau de l’Université ouvrière pour rejoindre le PCC.
  14. Mignonne Ouimet, La Femme. Conférence donnée par Mlle M. Ouimet le 15 mars 1931 à l’Université ouvrière, Montréal, L’Université ouvrière, s.d., s.p.
  15. Ibid.
  16. Claude Larivière, op. cit., p. 146.
  17. Mignonne Ouimet, op. cit.
  18. Ibid.
  19. Terry Copp, Classe ouvrière et pauvreté. Les conditions de vie des travailleurs montréalais, 1897-1929, Montréal, Boréal express, 1978, p. 45-46.
  20. « De 1901 à 1929, plus du tiers des ouvrières se retrouve dans le secteur manufacturier ; un second tiers occupe le secteur des services et notamment le service domestique ; enfin, le troisième tiers se disperse en une infinité d’emplois ayant tous un facteur en commun : des salaires de famine. » Terry Copp, op.cit., p. 46.
  21. Mignonne Ouimet, op. cit.
  22. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 204.
  23. On compte, parmi les travaux des communistes et des anarchistes qui critiquent les institutions de la famille et du mariage en régime capitaliste : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Friedrich Engels, La camaraderie amoureuse, de E. Armand, L’immoralité du mariage de René Chaughi, etc.
  24. Mignonne Ouimet, op. cit.
  25. Ibid.
  26. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 213.
  27. « La Ligue du réveil féminin », L’Autorité, 14 octobre 1933, p. 4.
  28. « Les réactions à la crise se font surtout sur le plan individuel et à travers les réseaux de solidarité de base. […] C’est l’ère de la débrouille, et les femmes jouent à cet égard un rôle fondamental dans l’économie domestique, par exemple en adaptant l’alimentation ou en retaillant les vêtements. » Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du Québec contemporain. Tome II. Le Québec depuis 1930, Montréal, Boréal, 1989, p. 82. Sur le rôle actif des ménagères durant la crise économique des années 1930, voir : Denyse Baillargeon, Ménagères au temps de la crise, Montréal, Les Éditions du remue-ménage, 1991.
  29. « Les commandements de la Ligue du réveil féminin », L’Autorité, 16 septembre 1933, p. 4.
  30. L’aide aux indigents est encore prise en charge par les institutions religieuses qui n’ont pas toujours les moyens d’aider adéquatement les familles dans le besoin. Terry Copp, op. cit., p. 137.
  31. Terry Copp, ibid., p. 133.
  32. Sur l’adoption des politiques sociales touchant les femmes et les familles au Québec, on consultera : Denyse Baillargeon, « Les politiques familiales au Québec. Une perspective historique », Lien social et politiques, n° 36, 1996, p. 21-32.
  33. Robert Comeau et Bernard Dionne, Le droit de se taire. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille, Montréal, VLB Éditeur, 1989, p. 55.
  34. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 215.
  35. Mignonne Ouimet, op. cit.
  36. À propos du contrôle des naissances et des exigences du clergé catholique canadien-français au sujet de la reproduction, on consultera : Danielle Gauvreau et Peter Gossage, « “Empêcher la famille” : Fécondité et contraception au Québec, 1920–60 », The Canadian Historical Review, vol. 78, n° 3, 1997, p. 478-510, ainsi que Danielle Gauvreau et Diane Gervais, « Les chemins détournés vers une fécondité contrôlée : le cas du Québec, 1930-1970 », Annales de démographie historique, n° 2, 2003, p. 89-109.
  37. Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 221.
  38. H. B. « À l’Université ouvrière », La Chandelle, 1, 13, 24 mars 1934. Cité dans : Mathieu Houle-Courcelles, op. cit., p. 215.
  39. Ibid., p. 215.
  40. Ibid., p. 232.

 

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