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Le caractère ludique des manifestations populaires ne menace pas la lutte pour l’émancipation des malheureuxe[1] haïtiens[2]

Contre les jérémiades de la vision unidimensionnelle des manifestations populaires. Depuis juillet 2018, un spectre de protestation populaire hante la société haïtienne. Presque tous les outils démocratiques de contestation sont passés en revue et les catégories socio-professionnelles proches et sensibles à la situation des couches populaires se sentent de plus en plus concernés. Il y a seulement deux dimanches (13 et 20 octobre 2019) depuis que certains de nos artistes et acteurs culturels paraissent s’engager dans la lutte auprès des classes populaires. D’où leur participation de manière formelle et officielle dans ces mouvements de protestation. Cela confirme la thèse que nos artistes sont dans les rues sous la convocation du peuple souverain mais non l’inverse. Il incite à questionner aussi la relation entre les créations artistiques et culturelles et les mouvements sociaux et populaires. L’engagement de ces artistes concrétise dans la signature d’une pétition et la participation dans la grande manifestation du dimanche 13 octobre 2019.

Nous constatons une vaste critique des deux derniers dimanches (13 et 20 octobre 2019) de manifestations populaires sur les réseaux sociaux. Ces critiques visent essentiellement la dimension festive et ludique, c’est-à-dire attitude festive des participants dans des manifestations populaires. Pour certains, elles résultent de la participation des artistes et pour d’autres, elle incarne l’aliénation des participants car, la bamboche, le plaisir et le loisir sont des accessoires dans les protestations politiques. Pour ces critiques, le caractère ludique des manifestations engendre la confusion des vrais objectifs du mouvement. En réalité, ce qui distingue les manifestations d’avant et celles des dimanches 13 et 20 octobre 2019, c’est le code vestimentaire. Une bonne partie des participants sont vêtus de maillot blanc, ce qui renforce le caractère esthétique du mouvement mais aussi il augmente le risque de se faire arrêter et tuer après la manifestation par les mécènes du régime nécropolitique PHTK (Mbembe, 2006).

Néanmoins, il y a une relative augmentation de la musique et le nombre de participants également. Si la danse et la musique ne sont pas des nouveaux outils dans les protestations populaires, où est le problème avec la forte dose de ludicité dans les manifestations populaires ? Le problème n’est pas là. Déjà, nous postulons que la dimension ludique des protestations populaires est une expression d’un besoin social de loisir aussi important que les autres besoins. En d’autres termes, l’utilisation des manifestations comme aussi une pratique de loisir par les classes populaires semble schématiser l’existence réelle d’un besoin social de loisir dans la société haïtienne. Cela implique que les éléments liés au divertissement ont de plus en plus exprimé et intégré les revendications populaires.

La satisfaction du besoin social de loisir est une revendication comme les autres

Ces mouvements de protestation est un prétexte pour poser le problème de la refondation du système socio-politique et économique précipité par l’assassinat lâche de Jean Jacques Dessalines, le 17 octobre 1806. Ce système alimente des inégalités sociales de plus de deux siècles. Les couches populaires haïtiennes sont en manque de presque tout. L’État, l’international communautaire et les classes possédantes contribuent grandement à la reproduction de cette situation. La complicité et l’alliance socio-historique de ce trio prédateur a accéléré l’appauvrissement des classes populaires haïtiennes durant les trois dernières décennies. Cela a favorisé l’apparition et la systématisation des mouvements de protestation populaire dans la période actuelle. Ainsi, la demande populaire de l’éradication de la corruption dans l’État autour de la pertinente question « Kot kòb petwokaribe a ? » est consubstantielle de la revendication d’un projet de nouvel ordre politique autour de la grammaire « chavire chodyè » (Thomas, 2019). Cette dernière s’appose à la fabrication du malheureux haïtien, c’est-à-dire elle exprime une rupture à la désarticulation de l’État et la nation. Cela pourrait garantir la réalisation d’une vie digne pour tous les Haïtiens. Une « vie dans la pauvreté » suivant la conception de Georges Anglade, cela veut dire le minimum que l’humanité a besoin pour vivre. Elle se distancie de la misère (Anglade, 2008).

L’État ne garantit aucun droit pour les classes populaires dans notre société. Le non-respect de nos droits est l’expression de l’orientation socio-historique de l’actuelle organisation politique. Cette dernière n’a pas été et elle n’est jamais responsable envers nous, les malheureux/ Malere. Nos revendications n’ont pas changé. Dans toute l’histoire de notre société, nous luttons toujours pour notre liberté et notre bien-être, c’est-à-dire pour l’épanouissement de nous tous. Notre revendication commence avec la possession en chair et en os de notre parcelle de terre passant par la lutte contre la vie chère, pour l’instruction publique gratuite, pour le droit à l’alimentation, au logement décent, à la santé. Bref, toute notre histoire est marquée par la lutte pour le respect de nos droits pertinemment représentés dans notre expression créole « tout Moun se Moun ».

Le loisir s’intègre de plus en plus dans nos revendications. Il est un besoin social comme les autres. Les humains ne vivent pas seulement de pain mais également du divertissement et du plaisir. En effet, les mouvements de protestions actuelles visent fondamentalement l’effondrement de l’État (Lespinasse et Thomas, 2017) et nous, nous sommes sur le macadam pour exiger la satisfaction de nos besoins en alimentation, en instruction, en santé et aussi en loisir. C’est-à-dire le minimum que nous avons besoin pour continuer à habiter le pays comme cela devrait être. Le loisir, schématiquement, se définit comme toute activité pratiquée durant les « temps libres » qui a pour objectif de se divertir, de se détendre et de se développer. D’où le fameux 3D que les pratiques de loisir doivent atteindre. Nous nous rappelons que le manque ou la précarité est l’un des éléments qui nous caractérisent. Cette précarité est aussi liée à l’accessibilité des activités de loisir. Ce qui implique un ensemble de pratiques nouvelles de loisir dans notre société et aussi l’utilisation des manifestations populaires comme une pratique pour se divertir et se détendre. De ce fait, ces manifestations sont non seulement un outil politique mais aussi une pratique ludique et festive. Il est une occasion comme les autres pour que les opprimés s’expriment leur joie de vivre dans cette tribulation (Casimir, 2017).

Le loisir n’est pour rien : le trio-prédateur[3] affiche son vrai visage

Certaines critiques n’ont pas exclusivement tort de condamner l’utilisation des manifestations populaires comme aussi une pratique de loisir. D’une part, cela semble durer trop longtemps puisque des centaines de milliers d’Haïtiens sont dans les rues chaque jour depuis juillet 2018 pour protester et manifester contre le système oligarchique et inégalitaire représenté par le PHTK (Pati Ayisyen Tèt Kale). D’autre part, tous les outils déjà utilisés par les manifestants s’avèrent inefficaces. De sit-in à la manifestation dans les rues, devant les institutions de l’international communautaire[4] passant par les conférences de presse, pétition, le phénomène « Peyi-Lòk ». Depuis plus d’un an, l’utilisation de ces outils démocratiques prouve leur « inefficacité » pour atteindre la première phase du mouvement, la démission du chef d’État de l’époque, Jovenel Moïse et l’établissement d’un gouvernement populaire provisoire. Nous nous retrouvons dans une impasse à ce cas de figure. Il devient tout naturel de questionner comment peut-on lutter contre un système non démocratique représenté par un pouvoir tyrannique avec des outils démocratiques. Certainement, la faute n’est pas au caractère ludique des manifestations mais à la répression et au mépris structurel du pouvoir d’État.

L’avenir des mouvements de protestation populaire n’est pas dans l’utilisation des pratiques démocratiques citées plus haut. Autrement dit, comment peut-on déranger le pouvoir politique et économique actuel ? Il est presque certain que la réponse n’est pas dans les outils habituellement utilisés. Parce que nous avons en face de l’un des pouvoirs politiques les plus violents dans l’histoire contemporaine de notre société. Ce pouvoir n’a aucune gêne à exterminer et/ou à massacrer une partie de la population pour assurer sa domination contestée. Nous ne devons jamais oublier les massacres de La Saline, de Grand-Ravine, de Village de Dieu et de Carrefour-feuille (Darbouze, 2019). Considérant ces faits, les outils alternatifs de lutte sont bienvenus dans le mouvement de protestation actuel. Il devient plus que nécessaire de recourir à d’autres formes de lutte face à ce pouvoir tyrannique et oligarchique. Tout outil de contestions qui peut déranger l’ordre social existant à sa place dans ce mouvement populaire.

Les derniers mots sont dans les mains des organisations révolutionnaires et populaires. Elles seraient des avant-gardes et arrière-gardes de ce mouvement de protestation. Parce qu’elles sont les seules capables d’assurer le leadership et la direction de tout gouvernement de transition vers une société équitable. Ne soyons pas dans l’illusion de penser que les plusieurs millions d’Haïtiens mobilisés auront assuré la direction et l’acheminement des revendications populaires. Ils sont toujours dans les rues. N’attendons pas qu’ils soient fatigués. Presque deux ans de lutte consécutive par les classes populaires haïtiennes, ces organisations ne se font toujours pas sentir. Or, elles devraient être la cellule idéologique et politique du mouvement. Qui sont des penseurs des tactiques et des stratégies des luttes actuelles ? Toute nouvelle méthode de lutte devrait penser au sein de ces organisations. Il est encore tôt pour que ces dernières accompagnent les malheureux dans les luttes pour l’épanouissement de leur corps et leur esprit. Nous devons commencer à chanter le libera pour les politiciens rapaces. L’heure est à l’organisation populaire et révolutionnaire.

Donc, toute la lutte pour le bien vivre des malheureux haïtiens devrait nécessairement intégrer l’aspect ludique (le chant, la danse) et le plaisir. C’est la raison pour laquelle le besoin social de loisir comme les autres besoins sociaux manifeste dans les mouvements de protestations populaires. C’est un fait anthropo-historique qui justifie la dimension totale et multidimensionnelle de l’être haïtien (Price Mars, 1928).

Pierre Jameson BEAUCEJOUR est Sociologue

bpierrejameson@yahoo.fr


  1. « Le malheureux désigne ceux qui vivent dans la précarité. Il englobe toutes les couches sociales populaires. Il ne renvoie pas à la résignation et au fatalisme, mais de préférence à l’imprévisibilité du malheur qui l’entoure. » (Casimir, 2018 :339)
  2. Cet article a été publié pour la première fois dans le contexte de vagues mobilisations populaires autour du mouvement pétro-caribe, exactement le 22 octobre 2019. Il vise à critiquer un discours qui culpabilise les attitudes ludiques et festives des couches sociales populaires dans les manifestations populaires. Nous avons proposé de le republier parce qu’il a disparu dans le premier journal qui l’été publié.
  3. Une expression que j’ai esquissée dans un article publié en décembre 2017. Elle désigne ’État, internationale communautaire et les grands courtiers(les classes possédantes) en Haïti » (Beaucejour, 2017)
  4. Il est un concept de Jn Anil Louis-Juste. Pour ce penseur haïtien, « L’Internationale Communautaire forme l’ensemble des organisations et institutions nationales et internationales qui font la politique du capital mondialisé sous la forme de la spéculation financière. Elle comprend aussi bien les institutions de l’ONU que les ONGs locales et étrangères, qui militent contre l’association volontaire des travailleurs, des minorités, des femmes, des indiens, etc. »

 

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