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Colombie : la gauche en tête et un séisme politique

Gustavo Petro, le candidat de la coalition de gauche, arrive largement en tête du premier tour de l’élection présidentielle. Il affrontera au deuxième tour, le 19 juin, un adversaire surprise : Rodolfo Hernández, un riche homme d’affaires parfois comparé à Donald Trump.

Bogota (Colombie).– C’est bien un duel gauche-droite qui aura lieu au deuxième tour de la présidentielle colombienne. Mais ce n’est pas le duel attendu. Gustavo Petro, candidat des gauches, affrontera un candidat de droite indépendant, sans parti ni programme bien défini.

Rodolfo Hernández, un homme d’affaires sans scrupules qui a fait campagne sur les réseaux sociaux, arrive en deuxième position avec 28 % des suffrages. Federico Gutiérrez, lui, soutenu par le parti au pouvoir, n’arrive qu’en troisième position avec 23 % des voix. De son côté, le centriste Sergio Fajardo encaisse un faible score : 4 %.

« Une période se termine, une ère s’achève », clamait Gustavo Petro après l’annonce des résultats. Un vote sans précédent pour la gauche, une défaite historique pour le parti de l’ex-président Alvaro Uribe, et un séisme politique  pour la Colombie.

Pourtant dimanche soir, à l’annonce des résultats, c’est la sidération chez les partisans de Gustavo Petro. Avec le surgissement du millionnaire dans la bataille politique, la victoire de la gauche, donnée jusqu’ici largement gagnante, est loin d’être assurée.

« Allez, reprenez-vous, on a gagné », lance au micro le sénateur Gustavo Bolivar dans le salon rouge de l’hôtel Tequendama, lieu de rassemblement du Pacte historique, la coalition qui soutient Petro. Certains visages sont en larmes. Les plus pessimistes ressassent ce calcul consternant : les voix de Federico Gutiérrez, ajoutées à celles de Rodolfo Hernández, totalisent 51 % des suffrages. « Ça va être très difficile de les battre », souffle une militante de la région du Chocó.

Au sein du Pacte historique, beaucoup croyaient à une victoire possible au premier tour. Mais le score reste loin de la majorité absolue. Avec un peu plus de 8,5 millions de voix, soit 40 % des suffrages, Gustavo Petro et sa candidate à la vice-présidence Francia Márquez, devancent pourtant largement leurs adversaires, atteignant le meilleur résultat de l’histoire pour la gauche en Colombie.

Longtemps assimilée aux guérillas d’extrême gauche, elle n’a que tardivement pu accéder aux hautes sphères de la politique. Aujourd’hui encore, une grande partie de la population refuse de céder les rênes de l’État à un ex-guérilléro. Une position qui pourrait expliquer en partie le report des voix du mécontentement sur la figure de Rodolfo Hernández. La droite colombienne le sait, qui a fait campagne en agitant la menace de l’instauration d’un régime « castro-chaviste » à la vénézuélienne si Gustavo Petro était élu.

Pourtant, si sa personnalité est parfois perçue comme à tendance caudilliste, son programme est plutôt d’inspiration social-démocrate – cela peut suffire à apparaître comme révolutionnaire pour un pays qui a toujours été gouverné à droite.

La carrière politique de Gustavo Petro va bien au-delà de ses années de clandestinité au sein du M19, mouvement armé qui a signé la paix en 1990. Plusieurs fois sénateur puis maire de Bogotá, il s’est progressivement imposé comme leader progressiste. Cependant, la haine du guérilléro reste très fortement ancrée dans un secteur important de la société. « Je préfère mille fois voter pour un machiste que pour un guérilléro », écrit une jeune citoyenne sur Twitter, reflétant une opinion largement répandue en Colombie.

Un parallèle avec Donald Trump ou Jair Bolsonaro

Après l’annonce des résultats, Rodolfo Hernández s’est exprimé sur Facebook, depuis la luxueuse cuisine d’une de ses maisons de campagne. « Aujourd’hui, c’est le pays de la politicaillerie et de la corruption qui a perdu. Ce sont les bandes qui croyaient gouverner éternellement ce pays qui ont perdu. Aujourd’hui, ce sont les citoyens qui ont gagné, c’est la Colombie qui a gagné », a-t-il déclaré, lisant péniblement son discours.

À 77 ans, l’ex-maire de la ville de Bucaramanga (centre-nord du pays) a raflé la première place dans les départements du centre du pays, en grande partie grâce au vote rural. Celui qui se fait appeler « l’ingénieur » a fait fortune dans l’obscur marché de l’immobilier colombien.

Il s’est enrichi grâce aux hypothèques – en Colombie les hauts taux d’intérêt ruinent souvent les petits consommateurs, les endettant à vie. Son discours repose principalement sur la lutte anticorruption. Pourtant, il est lui-même impliqué dans une affaire de corruption, et sera appelé à en répondre devant un tribunal en juillet.

Pour Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), le score obtenu par Rodolfo Hernández « s’inscrit dans une tendance qui n’est pas limitée à la Colombie. On la retrouve dans le trumpisme aux États-Unis, puis en Angleterre dans une forme différente avec Boris Johnson et le Brexit ou encore Bolsonaro au Brésil ».

Rodolfo Hernández a promis que tous les Colombiens verraient la mer et qu’il ne toucherait pas un sou de son salaire. Il a fait campagne sans presque sortir de chez lui, sur les réseaux sociaux TikTok, Facebook et Twitter. Pas de meetings, pas de participation aux derniers débats présidentiels. Il affirme que la place des femmes est au foyer et s’est dit admirateur d’Adolf Hitler avant de se reprendre et affirmer qu’il l’avait confondu avec Albert Einstein.

On ne connaît que des bribes de son programme. Entre autres mesures excentriques, il affirme vouloir déclarer l’état d’urgence, afin de pouvoir gouverner par décret, faisant fi du Congrès élu en mars, où la gauche est la première force politique. Parmi ses soutiens, la Franco-Colombienne Ingrid Betancourt a rallié sa campagne après avoir renoncé à être elle-même candidate, quelques jours avant le scrutin.

“Rodolfo Hernández n’incarne pas un projet antisystème. En réalité, il est plutôt le nouveau visage du système.”

Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris)

« Le premier fondement de ces phénomènes politiques, c’est le positionnement antisystème, l’idée que le temps est venu de changer toute une classe politique pourrie pour régler les problèmes du pays, poursuit Christophe Ventura, qui se trouve à Bogotá en tant qu’observateur de la mission d’observation électorale (MOE). Deuxième dimension : ce sont des programmes généralement néolibéraux, autoritaires, mais avec un aspect de protection populaire, c’est-à-dire une forme d’offre de protection pour une partie de la population vulnérable. »

Face à ce redoutable adversaire, la campagne de Gustavo Petro peaufine à présent sa stratégie. « Nous devons convaincre une grande partie des personnes qui n’ont pas voté. Nous devons leur tendre la main, examiner ce qui s’est passé et voir où nous pouvons gagner un nombre important de voix pour gagner au second tour », explique Claudia Florez, directrice du journal communiste Voz. L’abstention, la plus basse de ces vingt dernières années, atteint tout de même 45 % de l’électorat. Un vivier que les deux bords vont chercher à convaincre.

Autre pan de la stratégie des forces de gauche : tenter de séduire les électeurs de Rodolfo Hernández, reprenant contre le personnage ses propres arguments. « Qu’est-ce qui est mieux : qu’une femme reste à la maison ou qu’elle aille à l’université ? » demandait lundi Gustavo Petro sur la chaîne de télévision Caracol.

« En quoi consiste le changement en Colombie ? Qu’une famille vive éternellement en payant des intérêts, ce qu’il a appelé “un délice”, ou plutôt qu’on réforme le système hypothécaire afin qu’elles soient propriétaires de leurs maisons sans être esclaves des intérêts durant toute leur vie ? », enchaînait-il.

Pour le deuxième tour, Rodolfo Hernández bénéficie du soutien des partisans de l’ex-président Alvaro Uribe. Bien qu’aujourd’hui beaucoup moins populaire, rongé par les affaires et proche des paramilitaires et de la mafia, ce dernier rallie tout de même un électeur sur cinq, autour du candidat Federico Gutiérrez.

Dès l’annonce des résultats du premier tour, les dirigeants de son parti, le Centre démocratique, ont très vite apporté leur appui à Rodolfo Hernández. Sur la messagerie WhatsApp, les groupes de campagne de Federico Gutiérrez se sont aussitôt transformés en groupes de soutien au nouveau vainqueur de la droite. Un apport de voix nécessaire, mais embarrassant pour celui qui se revendique antisystème et contre les clans politiques traditionnels.

« L’ex-maire de Bucaramanga est en même temps le symbole de la défaite d’Uribe, et sa grande opportunité pour continuer de gouverner », selon l’éditorialiste Daniel Coronell. « Rodolfo Hernández n’incarne pas un projet antisystème, conclut Christophe Ventura. En réalité, il est plutôt le nouveau visage du système. »

Flairant qu’une alliance avec le parti au pouvoir pourrait faire fuir une partie de son électorat, Rodolfo Hernández tente désormais de prendre ses distances avec les « uribistes », du moins en apparence. « Comme toujours, j’accueille avec gratitude le soutien que chacun peut offrir, mais ma seule alliance est avec le peuple colombien », a-t-il écrit lundi sur Twitter. Les prochains jours seront décisifs, avant un deuxième tour qui pourrait être serré, le 19 juin.

 

 

Sourcemediapart

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