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1837-38 : le « moment républicain »

Pierre BEAUDET

 

Au tournant du dix-neuvième siècle quelques décennies après la conquête britannique, le Bas-Canada (Québec) et de façon moins intense le Haut-Canada (ce qui est maintenant l’Ontario) sont traversés par un puissant mouvement revendicateur. Au Québec, une alliance de classe inédite se met en place entre la paysannerie désappropriée, la petite bourgeoisie non-cléricale et les artisans et ouvriers de l’industrie naissante. Dès les années 1810, cette alliance réclame le gouvernement « responsable ». L’Assemblée élue a des pouvoirs très limités devant un Conseil législatif nommé par Londres et qui dispose d’un droit de veto sur les résolutions de l’Assemblée. Par ailleurs, le pouvoir colonial dispose de ressources totalement indépendantes dont il ne rend même pas compte ni à l’Assemblée ni au Conseil.

Une résistance populaire, républicaine et anti-impérialiste

Sous l’égide du pouvoir colonial subsiste une classe parasitaire, composée de banquiers, propriétaires, seigneurs, ainsi que de la hiérarchie catholique, qui profite du système de prédation qui provoque la misère, la famine, le chômage. Les protestations continuent avec l’élection de plusieurs députés réformistes dont Louis-Joseph Papineau qui est le chef des Patriotes depuis 1815. Les réformistes réclament également les libertés fondamentales. En 1834, de vastes assemblées rassemblant des dizaines de milliers de personnes ont lieu le long de la vallée du Saint-Laurent d’où émergent les « 92 résolutions » réclamant un gouvernement autonome, des libertés pour tout le monde y compris les Juifs, tout cela dans une approche très modérée qui reconnaît même la légitimité de la couronne britannique. Quelques mois plus tard, le Parti Patriote (nouveau nom des réformistes) remporte 77 des 88 sièges. L’appui populaire est massif. Le pouvoir colonial, sûr de sa force, refuse tout dialogue, d’où la transformation du mouvement populaire en une force politico-militaire qui lève le drapeau de la république.

 

Louis-Joseph Papineau (1786-1871)

Papineau est élu au Parlement du Bas-Canada en 1808. En 1815, il est élu président de la Chambre. En 1826 il devient chef du Parti des Patriotes et participe à la rédaction des 92 résolutions (1834) demandant un gouvernement  « responsable » et demande l’abolition du conseil législatif nommé par le pouvoir colonial. Exilé aux États-Unis après la défaite des Patriotes, il revient au Québec où il est élu en 1848 au nouveau Parlement du Canada-uni.

 

Les ouvriers dans la lutte républicaine

Fait à noter, la participation ouvrière est importante dans ce mouvement. Les populations ouvrières de Montréal et de Québec notamment (environ 100 000 personnes) sont très actives dans les assemblées des Patriotes[1]. Un syndicaliste d’origine irlandaise, John Teed, est un des orateurs les plus prisés. En 1834, l’Union des métiers de Montréal appuie les 92 résolutions, ce qui lui semble logique avec leur bataille pour la journée de travail de 10 heures.  Ainsi émerge une sorte de « républicanisme ouvrier » où les travailleurs et artisans se posent en rupture avec ce qu’ils considèrent comme les « classes oisives », les charpentiers-menuisiers de Montréal qui observent la collusion entre quelques grands entrepreneurs et le pouvoir colonial[2].Parallèlement, des jeunes chômeurs, artisans et paysans créent un groupe paramilitaire, les Fils de la liberté, qui affirment la nécessité d’émanciper le pays « de toute autorité humaine autre gue celle de la démocratie qui réside en lui-même ». Dans plusieurs régions, les Patriotes mettent en place des structures parallèles, dont divers appareils judiciaires, militaires et administratifs.

La liaison avec le mouvement chartiste

En Angleterre, les travailleurs qui commencent à s’organiser en syndicats se joignent à une petite bourgeoisie réformiste pour réclamer des réformes radicales et mettre en place un mouvement contestant le pouvoir politique, les Chartistes (ils endossent une « charte populaire » demandant le suffrage universel et la liberté d’association). Assez rapidement, des liens sont établis entre les Patriotes et les Chartistes. Diverses missions en Angleterre sont organisées dès 1823 et poursuivent en 1836. Ces radicaux ont des sièges à la Chambre des communes et donc une certaine audience populaire. Ils comparent les revendications et la lutte des Patriotes à celle des Irlandais, qui sont pour ces radicaux des alliés objectifs de leur lutte pour la démocratie et la justice.

Marx et l’Irlande

Dans divers textes confidentiels, Marx explique l’importance de l’Irlande colonisée dans le dispositif capitaliste anglais, et où est soudée l’alliance entre l’ancienne aristocratie et la nouvelle bourgeoisie. Il décrit aussi l’impact terrible de cette réalité sur le prolétariat, « divisé en deux camps hostiles » et sur les ouvriers anglais préjugés et racistes. Il faut dès lors appuyer la lutte pour l’indépendance de l’Irlande, dit-il, pas seulement (et pas tellement) parce que les Irlandais ont le droit de la réclamer, mais parce que sans cette indépendance, les ouvriers ne parviendront jamais à affaiblir le pouvoir de l’État. Cette conception « instrumentalisante » de Marx sur la lutte nationale de l’Irlande explique sans doute en partie pourquoi Marx, face à d’autres luttes nationales, est resté globalement indifférent ou pire, hostile aux mouvements nationaux, « coupables » à ses yeux, d’entraver la marche vers le socialisme.

 

L’Irlande est donc le grand moyen grâce auquel l’aristocratie anglaise maintient sa domination en Angleterre même (…) Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis (…) Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, (…) L’Internationale doit s’attacher tout particulièrement à éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de leur propre émancipation sociale[3].

 

En 1837, à quelques semaines de l’insurrection, une grande assemblée réunit plusieurs milliers de personnes à Londres à l’initiative de la Working Men’s Association et où les revendications des Patriotes sont endossées.

La défaite de l’insurrection

Dix ans avant les grandes révoltes républicaines européennes, le mouvement des Patriotes unifie les couches moyennes et populaires contre l’autocratie et le colonialisme. Le pouvoir colonial répond par la violence, en utilisant des bandes armées qui sèment la terreur à Montréal (le « Doric Club ») avec la connivence de l’armée d’occupation. La population est survoltée, d’autant plus qu’une grave crise économique traverse le pays provoquant misère et exode. Des assemblées se multiplient sur les couronnes nord et sud de Montréal, où la présence des Irlandais est importante. Le 7 mai 1837, une assemblée de plusieurs milliers de personnes est réunie à Sainte-Ourse :

Nous nions au Parlement anglais le droit de légiférer sur les affaires intérieures de cette colonie contre notre consentement … Ne nous regardant plus liés que par la force au gouvernement anglais … nous regardons comme de notre devoir, comme de notre honneur de résister par tous les moyens actuellement en notre possession à un pouvoir tyrannique, pour diminuer autant qu’il nous est possible de le faire ces moyens d’oppressions[4].

Les Patriotes déclarent que leur combat n’est ni ethnique ni linguistique et remercient les participants aux assemblées républicaines qui ont lieu en Ontario et en Nouvelle-Écosse. Dans le Haut-Canada (Ontario), les républicains gagnent les élections en 1834 (lors des élections subséquentes en 1836, les autorités coloniales fraudent pour empêcher les républicains de gagner à nouveau).

Ils reçoivent des messages de solidarité de la Working Men’s Association qui réunit à nouveau 4 000 personnes à Londres. On y entend des appuis à la lutte armée contre le pouvoir colonial au Canada. En octobre, la majorité des leaders patriotes appelle à préparer l’affrontement avec l’armée.

 

Proclamation d’indépendance

Nous déclarons (que) le peuple du Bas-Canada est absous de toute allégeance à la Grande-Bretagne ; le Bas-Canada doit prendre la forme d’un gouvernement républicain ; que sous le gouvernement libre, tous les citoyens auront les mêmes droits ; les Sauvages (…) jouiront des mêmes droits que les autres citoyens ; toute union entre l’Église et l’État est déclarée abolie, et toute personne a le droit d’exercer librement la religion et la croyance que lui dicte sa conscience ; la tenue féodale ou seigneuriale est abolie ; l’emprisonnement pour dettes est abolie ; il y aura liberté pleine et entière de presse dans toutes les matières et affaires publiques ; on se servira des langues française et anglaise dans toute matière publique.

Février 1838[5]

 

En novembre, après quelques succès, les Patriotes sont massacrés. L’armée britannique est bien trop puissante, mais surtout, l’insurrection n’a ni stratégie ni commandement unifié. Fait à noter également, seule la population du Bas-Canada participe à l’affrontement. À Toronto et quelques autres centres urbains, il y a des manifestations à l’appel du populaire maire de Toronto, William Lyon Mackenzie, chef de file des Républicains, mais ces résistances sont réprimées par les autorités. Visiblement, la base d’appui populaire au projet républicain est concentrée parmi la population canadienne-française, bien qu’une partie importante des colons d’origine anglaise, écossaise et surtout irlandais soient en faveur d’une rupture, au moins partielle, avec l’Angleterre.

 

William Lyon Mackenzie (1795-1861)

Mackenzie est élu maire de Toronto en 1834. Son parti, les Réformistes, gagne la majorité des sièges au Parlement du Haut-Canada et réclame l’indépendance du Canada. Il fomente une révolte armée en Ontario, mais celle-ci ne lève pas. Exilé aux ÉtatsUnis, il revient au Canada en 1851 où il est élu au Parlement du Canada-uni, poursuivant ses projets républicains et réformistes.

 

D’autre part, les Patriotes sont divisés. Plusieurs élus sont contre l’insurrection et comme Louis-H. Lafontaine, ils misent sur la négociation avec le pouvoir colonial. Le rôle de la hiérarchie catholique n’est pas négligeable non plus dans la défaite, d’autant plus qu’elle voit le projet patriote comme une terrible menace contre son autorité. Bien que des tentatives soient faites pour synchroniser les deux mouvements dans le Haut et le Bas Canada, la rébellion se fait en ordre dispersé.

Les conséquences de cette défaite sont terribles. Des centaines de personnes sont tuées, des milliers sont mis en détention et exilées. Le leadership patriote est mis hors-la-loi, les organisations sont disloquées. Prévue et prévisible, cette défaite crève-cœur affaiblit pour longtemps les luttes populaires. Le projet républicain et indépendantiste québécois est vaincu pour plusieurs décennies alors que les revendications sociales et nationales sont marginalisées.

La traversée du désert

Après 1837, de malheureuses tentatives de continuer la résistance armée se concluent dans de nouveaux massacres. Mais le pouvoir colonial est bien installé au pouvoir, comme l’explique l’historien Stanley Ryerson :

Le caractère monarchique anglais du dominion colonial confirmait l’hégémonie britannique et canadienne-anglaise. Le rapport démographique qui se composait depuis 1850 d’une majorité anglophone et d’une minorité permanente pour les Canadiens français fit que des concessions restreintes dans les domaines linguistiques et religieux furent accordées aux Canadiens français, à titre de minorité culturelle, tandis qu’on leur refusait toute reconnaissance politique comme entité nationale. En même temps, l’expansion économique, réalisée par la construction des chemins de fer et le développement industriel et appuyée par les structures d’un État unitaire, relia l’essor de la société aux sources de capitaux anglaises et américaines auprès desquelles les Canadiens anglais bénéficiaient de contacts que les milieux d’affaires canadiens-français n’avaient pas. La démocratie commerciale de 1867 faisait pencher la balance en faveur de la classe capitaliste canadienne-anglaise qui l’avait façonnée[6].

 

NOTES

[1] La population totale du Bas-Canada compte environ 750 000 personnes dont 650 000 Canadiens-français. 85 % de la population est rurale.

[2] Robert Tremblay, « Retour sur les origines du mouvement ouvrier québécois : profil et aspirations des militants syndicaux et démocrates durant les années 1830 », Labour/Le travail, 72, automne 2013.

[3] Marx à Siegfried Mayer et August Vogt, 9 avril 1870. En ligne sur le site des Archives Marx, < http://marxists.org/francais/marx/works/00/parti/kmpc062.htm >

[4] Site de la « Maison nationale des patriotes », Sur l’assemblée de Sainte-Ourse, 7 mai 1837, < http://www.1837.qc.ca/1837.pl?out=article&pno=n221 >

[5] Le Manifeste des Patriotes de 1838, in Le Manuel de la Parole, Manifestes québécois, tome 1 (1760-1899), textes recueillis par Daniel Latouche, Éditions du Boréal Express, Montréal, 1977.

[6] Stanley-Bréhaut Ryerson, Le capitalisme et la Confédération — Aux sources du conflit

Canada-Québec (1760-1873), Éditions Parti Pris, Montréal, 1972. Page 487.

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